Homme providentiel et Etat moderne

La France a toujours été captivée par l'idée de l'homme providentiel, ce leader charismatique perçu comme le remède à tous les maux nationaux. Des figures emblématiques comme Henri IV, Louis XIV, Napoléon, de Gaulle ont incarné ce mythe. Pourtant, il y a lieu de se demander si ce mythe est encore pertinent à l'ère de l'État moderne.

Des figures telles que Napoléon et de Gaulle ont laissé une empreinte indélébile en France. Napoléon incarne totalement le concept de l'homme providentiel à la française. Le souvenir de son règne est celui d'une période de réorganisation, de modernisation et d'unification pour la France. Napoléon, fort de son charisme et de son talent militaire, est perçu comme l'architecte d'une nation en transition. Napoléon avait un contrôle quasi absolu sur de vastes pans de la politique, de l'économie et de la justice. On peut résumer de manière similaire le souvenir de la France du Général de Gaulle. Il est cependant crucial de noter que l'État, tant sous de Gaulle que sous Napoléon, était radicalement différent de celui d'aujourd'hui. Les structures administratives étaient bien moins complexes et le spectre d'intervention de l'État était bien plus restreint.

C'était en effet une époque où l'homme providentiel avait une portée bien plus vaste, où il pouvait effectivement influencer presque tous les aspects des institutions nationales, qui étaient directement sous son contrôle, tant par la structure instutionnelle que le charisme personnel . Toutefois, cette réalité était le produit de son temps, d'un État moins étendu et de besoins nationaux différents. Les fondements du mythe de l'homme providentiel sont enracinés dans des périodes où l'État était loin de la complexité actuelle. À mesure que la France a évolué, l'État s'est élargi et diversifié, et l'idée de diriger l'ensemble de ses composantes est devenue une utopie inaccessible.

Car oui, et notamment sous la Ve République, l'Etat a connu une transformation profonde, qui a été marquée par des bouleversements bureaucratiques, des politiques d'intervention économique, et l'expansion de ses rôles dans la vie quotidienne des citoyens. Cette transformation a des racines profondes et très anciennes, mais au lendemain de la Révolution française, la France a vu naître un État plus centralisé, conçu pour unifier un pays marqué par des siècles de régionalisme et d'autonomie locale. L'État de cette époque était encore relativement modeste en comparaison avec son homologue contemporain. La bureaucratie était moins étendue, les ministères moins nombreux, et le périmètre d'intervention de l'État était bien plus limité. Au fur et à mesure que la France a avancé dans le XIXe puis le XXe siècle, des transformations majeures ont eu lieu. La Deuxième Guerre mondiale a engendré une période de reconstruction et de réorganisation de l'État, avec une intervention accrue dans l'économie pour stimuler la croissance et reconstruire le pays. Le plan Monnet-Schuman et la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier ont également été des étapes clés dans l'intégration européenne, contribuant à élargir le rôle de l'État français dans la coopération internationale.

Dans les décennies qui ont suivi, la France a vu l'interventionnisme économique s'étendre davantage. Les nationalisations d'entreprises clés et l'expansion des services publics ont été des politiques emblématiques de cette période. L'État français est devenu un acteur majeur dans l'économie, avec une présence marquée dans des secteurs tels que l'énergie, les télécommunications et les transports. Parallèlement, les compétences de l'État se sont élargies pour englober de nombreux aspects de la vie quotidienne, de l'éducation à la santé, en passant par les transports publics. Les administrations publiques, nationales et locales, ont joué un rôle de plus en plus essentiel dans la mise en œuvre de politiques publiques complexes, avec notamment des politiques de redistributions de plus en plus élaborées.

Tout cela a conduit à un État français contemporain bien plus complexe que celui auquel Napoléon ou de Gaulle ont été confrontés. Les structures administratives sont vastes, les ministères spécialisés innombrables, et les domaines d'intervention s'étendent de l'environnement à la culture en passant par l'économie. Cet État s'est métamorphosé en un système administratif et politique d'une ampleur inédite, caractérisé par une multiplicité d'acteurs, de ministères et d'organismes. Les défis contemporains, tels que la mondialisation, les enjeux environnementaux, et les transformations technologiques, exigent une gestion sophistiquée et une réflexion en profondeur - enjeux auxquels se surajoutent la complexité administrative et organisationnelle même de l'Etat. En outre, l'État français est désormais un acteur européen et mondial, engagé dans des dynamiques internationales complexes. La coopération au sein de l'UE et avec d'autres nations, les négociations diplomatiques, et les accords commerciaux internationaux font partie intégrante de la gestion de l'État.

Comment peut-on encore croire qu'un individu, aussi talentueux et brillant soit-il, pourrait-il prétendre diriger tous ces domaines avec compétence et efficacité? Le chef de l'Etat est confronté à une réalité écrasante et s'imaginer que peut émerger un homme providentiel, capable de diriger toutes les composantes de l'État, est une utopie - c'est tout bonnement devenu inaccessible à n'importe quel individu. Or ce mythe est inscrit en creux dans l'histoire institutionnelle française et notamment dans la constitution actuelle et il a conduit à une concentration excessive du pouvoir entre les mains d'un seul individu. La croyance en l'homme providentiel, capable de résoudre tous les problèmes nationaux, a engendré une délégation excessive de responsabilités et de pouvoirs à un seul individu, au mépris de la séparation des pouvoirs et de l'équilibre des institutions démocratiques. Il a engendré une culture politique où les opinions dissidentes sont réduites au silence. Lorsque l'on croit qu'un seul homme détient toutes les réponses - il suffit de regarder ce qu'est une campagne pour l'élection présidentielle pour constater que c'est exactement le mythe à l'oeuvre - il devient difficile de justifier l'expression d'opinions divergentes. Cela a conduit à un appauvrissement du débat politique, où la diversité des perspectives est étouffée, au détriment d'une prise de décision éclairée.

Un autre aspect de cette transformation est la montée en puissance de la société civile et des mouvements citoyens - mieux informés et plus engagés, ils jouent un rôle de plus en plus actif dans la formulation des politiques et l'évaluation des décisions gouvernementales. La diversité des opinions et des perspectives est devenue une réalité incontournable, et l'idée d'un leader unique qui décide de tout s'éloigne de plus en plus de la réalité démocratique. Les solutions à long terme aux problèmes complexes ne peuvent reposer sur la personnalité d'un individu. Il est largement temps d'abandonner le mythe de l'homme providentiel, dans les têtes mais aussi dans les textes. La complexité de l'État est une réalité et la nécessité d'une gouvernance nuancée demande une approche plus collaborative et décentralisée, où les décisions sont prises collectivement, et où la diversité des opinions est valorisée. L'homme providentiel a eu sa place dans l'histoire, mais il est temps d'embrasser une forme plus adaptée aux réalités de la France moderne, et ça passe clairement par l'abandon d'un régime présidentiel.


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